Reine

 Elle m’a accompagné tout au long de mon enfance. C’est chez elle que j’ai passé les après-midis de ma première année de maternelle, les mercredis et la majorité des vacances scolaires jusqu’à mon entrée au collège. C’est en l’observant que j’ai appris quelques rudiments de cuisine, même si ce n’était pas son point fort, que j’ai mémorisé quelques recettes jamais écrites et uniquement transmises à l’oral à grands renforts de « un peu » et « quelques » en lieu et place des quantités et des temps de cuisson.

C’est chez elle que j’ai découvert Point de Vue Images du monde et commencé à cultiver un certain intérêt pour les têtes couronnées européennes. Elle lisait énormément et à une vitesse que je suis moi-même incapable de suivre. Sa préférence allait aux romans du terroir, aux récits de la guerre, la Seconde, celle qu’elle avait connue, même si la Première n’avait pas été sans conséquences directe sur ses parents, mais elle cultivait suffisamment de curiosité pour lire de tout. C’est ainsi qu’elle a lu Les nuits fauves. Le film de Cyril Collard venait de sortir, toute une génération (la mienne) s’en était emparé, j’avais lu le livre mais ce n’est pas moi qui le lui ai prêté, je n’aurais pas osé. Elle ne l’a pas aimé mais elle l’a lu, jusqu’au bout.

Je n’ai jamais trop su quels étaient ses goûts, elle qui n’écoutait pas de musique, se servait de sa télé pour faire un bruit de fond, trouvait les films comiques « cul-cul », n’allait que très rarement au cinéma mais ne refusait pas qu’on l’emmène au théâtre. Elle ne parlait pas le patois de sa vallée natale, probablement parce que sa propre mère ne le tenait pas en haute estime, mais elle le comprenait.

Si elle passait beaucoup de temps à parler avec ses sœurs de tout, de rien, mais surtout de maladies (celles des autres pour la plupart), elle ne parlait jamais d’elle. Rares étaient les opinions nettes et tranchées qu’elle pouvait émettre, même si elle n’en pensait pas moins. Elle était toujours sur la réserve, détestait être mise en avant, considérait que ce qu’elle faisait n’était jamais bien, en tout cas pas parfait… Sa position en retrait lui permettait d’observer le monde qui l’entourait et de comprendre ce qui parfois échappait à tous. Elle a toujours su que mes préférences iraient aux barbus plutôt qu’aux blondes sans que cela lui pose le moindre problème. Elle n’allait à la messe que pour Pâques, parfois à Noël, mais je n’ai jamais su si elle y croyait vraiment. Elle votait à gauche, mais ne s’est jamais exprimée sur la politique.

La réserve dans laquelle elle s’était murée l’empêchait de manifester beaucoup d’émotions. Elle n’a pas pleuré lorsqu’elle a perdu son fils, pas plus qu’elle ne l’avait fait en perdant son mari quelques décennies auparavant. Elle ne savait pas non plus manifester son affection et je mesure aujourd’hui la valeur que pouvait avoir la main qu’elle posait sur ma joue.

Elle est partie un soir d’été, non sans avoir bu un verre de rosé. Elle s’est éteinte paisiblement dans l’appartement qu’elle occupait depuis cinquante ans.

Elle s’appelait Reine. Elle était ma grand-mère.

Et je n’ai toujours pas pu me résoudre à supprimer son numéro de mon répertoire.

4 commentaires sur “Reine

  1. Très bel hommage, effectivement.

    Il y a deux semaines j’ai appris, par hasard, la mort d’un ami d’université, au début du moi dernier. Nous nous étions perdus de vue depuis une dizaine d’années mais il m’arrivait souvent de penser à lui. S’il ne m’était jamais sorti de la tête c’est parce que j’étais amoureux de lui. Il le savait -je lui avais appris dans des circonstances sur lesquelles je ne m’étendrai pas- mais n’a pas pris ses distances après l’avoir appris. C’est le temps et la distance qui ont peu à peu sectionné les liens d’amitié qui nous unissaient. Comme cela arrive souvent, je pense.
    J’ai donc appris son décès par hasard, en faisant une recherche sur Google pour tenter d’avoir de ses nouvelles et de renouer les liens. Je suis alors tombé sur son avis de décès. Un choc, et le mot est faible. J’ai eu envie de vomir pendant deux jours, du fait de la nouvelle proprement dite, et tellement je m’en voulais de ne pas avoir tenté de le recontacter plus tôt. Ce n’est qu’après sa mort que j’ai appris des hauts, mais aussi les nombreux bas qu’il avait traversés au cours de ces dernières années…Sur sa page Facebook figure toujours l’invitation que je lui ai envoyée et qu’il n’aura pas vue. Je ne me résous pas à la supprimer. Ce serait comme couper le dernier lien.

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